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V l a d i m i r   A N T

L’ERRANCE  DU  PRINCE  MIROSLAV

 

 

à ma mère Tamara  

et ma soeur  Natalia

 

              1.

Très loin d’ici ou pas loin du tout, 

haut dans les montagnes ou au fond des steppes, 

dans un certain pays, dans un certain royaume 

il était une fois un roi puissant. 

Bien que grand guerrier, il devint très vieux. 

Ses yeux jadis étaient comme deux lances, 

ils perçaient l’étendue jusqu’à la frontière, 

au-delà des frontières jusqu’au bout de la terre… 

Que ces lances d’argent ont trop vu depuis. 

L’argent se ternit, le regard s’éteint. 

Que sa main jadis était dure et preste ! 

Son épée défiait les éclairs d’orage. 

Mais le temps des hommes souffle comme le vent : 

le tonnerre se tait, l’orage s’assouvit. 

Il ne reste que la terre triste après l’orage : 

seule l’argile mouillée, seules les herbes abattues. 

Une fois à l’aube, au point du jour 

le roi appelle tous ses chevaliers, 

les puissants de sa cour et les sages de sa terre. 

 

LE ROI. 

Dites-moi mes enfants, mes guerriers vaillants, 

ne suis-je pas pour vous votre père et mère ; 

je vous ai engendrés sur les champs de gloire, 

vous tétiez le lait à la pointe de mon glaive, 

vous étiez bercés dans mon casque lourd, 

ma jument a donné naissance à vos chevaux, 

ma main vous a mis le pied à l’étrier, 

vos maisons demeurent au creux de ma main. 

Cependant, mes jours passent comme un vent de steppe, 

les années comme l’eau, la vie comme une neige 

et ma main est lasse de manier l’épée. 

Les voisins nomades n'attendaient que ça,

ils rodent sur nos frontières, inquiètent nos villages.

Que fait-on alors ? Mes fils sont bien braves,

mais ne sont pas prêts de monter sur le trône. 

Seulement ma sagesse m'est encore fidèle

et je vous fais part de ce qu’elle me chuchote : 

Très loin d’ici, je ne sais pas où, 

il y a un puits avec de l’eau vivante, 

près de ce puits un arbre fleurit, 

un pommier qui porte les pommes de la jeunesse, 

quiconque les goûte retrouve toutes ses forces 

et demeure vigoureux jusqu’à la fin de ses jours. 

Vous m’aviez demandé les faveurs et les terres 

et c’est à mon tour d’exiger le service : 

qui parmi mes vassaux et je ne sais où, 

va me trouver les pommes d’éternelle jeunesse ? 

 

Il a parlé, il attend la réponse. 

Il attend la réponse, il écoute le silence. 

Car les grands se cachent derrière les moyens, 

les moyens se cachent derrière les petits 

et les tout petits ne répondent jamais. 

Ils ne sont bons à rien ; ils ne vont nulle part.

 

LE ROI. 

Qui parmi mes vassaux et je ne sais où, 

va me trouver les pommes d’éternelle jeunesse ? 

Celui qui le fait, aura pour ses fiefs 

la moitié de mon immense royaume. 

 

Trois fils du roi s’avancent vers le trône, 

braves, hardis et forts, cavaliers sans peur. 

L’aîné parmi eux est le prince Ivan, 

il prend la parole en détournant les yeux. 

 

LE PRINCE IVAN. 

Ce serait dommage que de morceler 

notre héritage pour un quelconque dynaste. 

Tu es notre père et notre seigneur, 

tu es seul à régner sur la terre des ancêtres. 

Voilà que je pars vers on-ne-sait-où 

au travers des trente terres et des trois mers. 

Je jure par le sang, que d’ici un an 

tu retrouveras ta jeunesse, ta force. 

Je t'apporterai ce que tu désires, 

tu auras les pommes d’éternelle jeunesse. 

Si au bout d’un an je ne suis pas de retour, 

c’est que je suis mort en quête de tes faveurs. 

 

Juste après ses mots, il va dans l’écurie, 

il selle le cheval que personne n’a monté, 

il lui met la bride que personne n’a touchée, 

il choisit une selle à douze sangles larges 

pas pour s’en vanter, pour en être sûr. 

Tout le monde l’a vu monter en selle, 

mais personne n’a vu où il est parti. 

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour accomplir la quête. 

 

Au bout d’un an, au point du jour 

le roi appelle tous ses chevaliers. 

Il n’y a pas de nouvelles de son fils aîné, 

il n’y a pas de joie dans son cœur brisé. 

Là, son fils cadet, le prince Igor 

demande la parole en détournant les yeux. 

 

 

LE PRINCE IGOR. 

Voilà que je pars vers on-ne-sait-où 

au travers des trente terres et des trois mers. 

pour chercher les traces de mon frère Ivan

et trouver les pommes d’éternelle jeunesse. 

Si au bout d’un an je ne suis pas de retour, 

c’est que je suis mort en quête de tes faveurs. 

 

Tout le monde l’a vu monter en selle,

mais personne n’a vu où il est parti. 

Cela fait sept semaines qu’il s’est mis en selle. 

Et le septième jour de la septième semaine 

il arrive au carrefour des trois chemins. 

Devant ce carrefour il y a une pierre levée, 

un corbeau noir est perché dessus. 

Le corbeau a craillé, une plume est tombée, 

effleurant la pierre, allumant les mots : 

“Celui qui va sur le chemin de droite 

restera en vie mais perdra son cheval. 

Celui qui va sur le chemin de gauche 

gardera son cheval mais rendra la vie. 

Celui qui va droit devant lui 

se mariera, célébrera ses noces.” 

 

Là, le prince Igor se met à réfléchir. 

Il lui est avis d’aller tout droit. 

Il va tout droit, il chevauche longtemps 

ou pas si longtemps, juste un court instant. 

Au bout de la route il y a une tourelle 

à coupole dorée, à l’entrée ajourée. 

Au milieu de la cour une beauté l’attend, 

lui ouvre les bras, court à sa rencontre : 

 

LA BEAUTÉ. 

Sois le bienvenu, cavalier vaillant, 

descend de cheval, viens te reposer. 

Chez moi on trouve tout ce qu’on désire,

hors de ma maison il n’y a rien de bon. 

 

LE PRINCE IGOR. 

Ce que je désire, tu ne le sais pas. 

Je n’ai pas de temps pour me reposer. 

Ce n’est pas la halte qui sert à la quête, 

ce n’est pas en dormant qu’on écourte le chemin. 

 

LA BEAUTÉ. 

Est-ce qu’il y a une tâche qui valait la peine ? 

Où que tu sois, tu es fils de roi : 

fais ce que tu veux, prends ce qui te plaît. 

Mets les pieds à terre, viens festoyer. 

 

Elle caresse le cheval, fait des oeillades,  

le prince perd la tête, la suit à sa table. 

Il goûte de la viande avec ses caresses, 

il boit du vin avec ses baisers. 

Elle écarte devant lui les rideaux de l’alcôve 

et l’invite à coucher sur son lit d’amour. 

Le prince sent le désir monter en lui.

Son cheval hennit, il ne l'entend pas.

Alors qu’il se couche, se glisse dans les draps, 

la beauté rougit, le lit se retourne. 

Igor s'écroule dans les oubliettes, 

dans une fosse profonde, dans une tombe obscure. 

 

La maudite sorcière sort dans la cour

et regarde les chevaux qui n'ont plus de maîtres.

il'y en a beaucoup, plus le bai d'Igor,

l'autre - gris pommelé - est celui d'Ivan.  

La sorcière prend la forme d'une jument en rut 

et va s'amuser avec les étalons.    

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour accomplir la quête. 

 

Au bout d’un an, au point du jour 

le roi appelle tous ses chevaliers. 

les puissants de sa cour et les sages de sa terre. 

 

 

LE ROI. 

Il n’y a pas de nouvelles de mon fils aîné, 

il n’y a pas de joie dans mon cœur brisé. 

Il n’y a pas de nouvelles de mon fils cadet, 

il y a peu d’espoir dans mes rêves de vieillard. 

Mais il y a quelque part et je ne sais où, 

un puits magique avec de l’eau vivante, 

quiconque la boit ne craint plus la mort ; 

en arrose-t-on les morts - ils reviennent à la vie. 

Si mes fils pouvaient s’en désaltérer, 

si quelqu’un pouvait en verser sur leurs corps, 

en verser sur leurs corps mais aussi sur mon cœur. 

Que soit bénit ce puits magique. 

Près de ce puits un arbre fleurit, 

un pommier qui porte les pommes de la jeunesse, 

quiconque les goûte retrouve toutes ses forces 

et demeure vigoureux jusqu’à la fin de ses jours. 

Qui parmi mes vassaux et je ne sais où, 

va trouver le puits avec l’eau vivante,

va chercher les traces de mes fils disparus 

et cueillir les pommes d’éternelle jeunesse ? 

 

Il a parlé, il attend la réponse. 

Il attend la réponse, il écoute le silence. 

Car les grands se cachent derrière les moyens, 

les moyens se cachent derrière les petits 

et les tout petits ne répondent jamais. 

Ils ne sont bons à rien, ils ne vont nulle part. 

Le plus jeune des fils, le prince Miroslav 

s’approche de son père, le regarde dans les yeux. 

 

MIROSLAV. 

Donne moi, mon père, ta bénédiction, 

car je vais partir vers on-ne-sait-où, 

je vais retrouver les traces de mes frères. 

Je pars à la quête du puits magique 

et de l’arbre qui porte les pommes de la jeunesse. 

Je ne peux pas dire quand je reviendrai, 

ne me blâmes pas, si je ne reviens guère. 

 

Le roi lui donne sa bénédiction. 

Sans tarder, Miroslav va dans l’écurie. 

Il cherche un cheval, qui n'est pas comme les autres :

pour la quête ardue il faut un cheval hors pair.

Difficile d'en trouver un à sa mesure. 

S’approche-t-il des chevaux, les regarde dans les yeux, 

les coursiers se mettent aussitôt à trembler. 

Tape-t-il sur la crinière, le cheval tombe par terre : 

il n’y a pas de monture à sa mesure. 

Dans un coin sombre il voit un vieillard 

à la longue barbe blanche qui traîne dans la paille, 

aux doigts crispés comme des racines noueuses. 

 

LE VIEILLARD. 

Je connais le souci qui ronge ton cœur : 

il n’y a pas de monture à ta mesure. 

Donne-moi, mon prince une pièce d’argent 

je te donne en échange cette vieille bride. 

Elle est tout usée, elle est toute vétuste, 

mais elle te servira mieux que toutes les autres. 

Il te faut aller à pied dans la steppe, 

là, où deux armées ont trouvé la mort, 

où dans l’herbe sèche dorment les guerriers 

à la tête tranchée et au cœur brisé. 

Tu ne touches à rien ; ne prends surtout pas 

ni d’épée précieuse, ni d’armure dorée. 

Trouve un bouclier rond en pur argent  ;

tu dois le ramasser, le jeter derrière toi. 

Sous ce bouclier il y aura une fosse, 

là t’attend un cheval, comme la lune, tout pâle, 

entravé par douze lourdes chaînes en fer ; 

le bout de chaque chaîne se cache dans la terre. 

Sauras-tu mon prince prendre ce coursier, 

regarder dans ses yeux, lui mettre cette bride - 

il sera pour toi un serviteur habile, 

un coursier sans pareil, ton ami fidèle. 

 

Miroslav prend la bride, donne une pièce d’argent. 

Il n’a pas le temps de faire ses adieux : 

le vieillard barbu a déjà disparu ; 

sur la terre ses traces comme dans l’eau s’effacent. 

Le prince part à pied à travers les steppes. 

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup quand on abat du chemin. 

 

Très loin d’ici ou pas loin du tout 

il y a dans les steppes un ancien champ de bataille. 

Là ni loup, ni corbeau n’ont plus rien à faire : 

dans les armures rouillées il n’y a que les os noirs. 

Les flèches, les épées poussent parmi les herbes, 

Miroslav s’engage entre les dépouilles, 

erre parmi les morts, cherche le bouclier. 

Voilà qu’il trouve près d’un tumulus 

le bouclier rond en pur argent. 

Comme si la pleine lune était tombée du ciel. 

On voit les mots sur le bouclier : 

“Ci-gît la prouesse des guerriers péris”. 

Le prince s’en saisit, le jette derrière lui 

et l’haleine de la terre lui coupe le souffle.

Sous ses pieds il voit une cavité profonde, 

un cheval hennit dans l’obscurité. 

Le prince Miroslav descend dans le trou 

et voit devant lui une merveille sans égale : 

ce n’est pas la brume qui monte de la terre 

c’est une blanche crinière qui flotte dans l'ombre ; 

ce ne sont pas des lucioles, ni des étoiles, 

mais des poils miroitants sur les flancs du cheval. 

Miroslav s’approche et voit dans ses yeux 

une nuit sans fin et une force sans bornes. 

Tout d’un coup, le cheval s’ébroue, se cabre 

et pose ses lourds sabots sur les épaules du prince. 

Miroslav tient le coup et ne tremble pas.

Il caresse le cheval, lui met la bride. 

Le cheval arrache de la terre les douze chaînes, 

saute de son caveau et emporte le prince. 

Il vole comme une flèche à travers les steppes 

et les vents déchaînés le saluent comme leur frère. 

 

MIROSLAV. 

Ô ! Mon brave cheval, mon coursier rapide, 

arrêtes-toi un moment, j’ai perdu mon gant. 

 

LE CHEVAL. 

Tant que tu me parlais, j’ai fait trente trois lieues. 

Ton gant a pris racine et fait un beau feuillage.

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour accomplir la quête. 

 

Il chevauche le jour, il chevauche la nuit, 

le long des rivières, au travers des steppes, 

au fond des bois, dans des marais brumeux, 

dans des montagnes rocheuses, dans la neige éternelle. 

Il endure le froid et l'extrême chaleur,

il entame sans compter les jours et les lieues.

Son coeur fait confiance à l'obscur destin

qui l'emmène au carrefour des trois chemins.

Devant ce carrefour il y a une pierre levée, 

un corbeau noir est perché dessus. 

Le corbeau a craillé, une plume est tombée, 

effleurant la pierre, allumant les mots : 

“Celui qui va sur le chemin de droite 

restera en vie mais perdra son cheval. 

Celui qui va sur le chemin de gauche 

gardera son cheval mais rendra la vie. 

Celui qui va droit devant lui 

se mariera, célébrera ses noces.” 

 

MIROSLAV. 

Ce n’est pas pour les noces que j’avais pris la route 

et mon cheval m’est cher comme mon propre frère. 

On a fait le tour de trente trois terres, 

on n’a trouvé nulle part ce que mon père attend. 

Essayons de passer par le chemin de la mort, 

c’est le seul endroit que l’on n’a pas encore vu.

 

Voilà qu’il tourne sur le chemin de gauche 

le corbeau noir lui craille dans le dos. 

Miroslav chevauche où son cœur l’emmène. 

Seule la galopade est sa douce musique, 

seuls les oiseaux lui chantent dans le ciel. 

Il suit les chemins, puis - les sentiers, 

ensuite - les pistes, enfin - le désert : 

voilà qu’il n’y a plus aucune piste, 

ni de traces humains, ni de traces de bêtes. 

Le moment est venu, il faut le croire, 

il s’arrête devant une forêt noire. 

La forêt est drue et impénétrable, 

une seule petite trouée est gardée par une hutte, 

modeste, en vieux bois, sans entrée, ni fenêtre 

elle se tient debout sur des pattes de poule. 

 

Le cheval du prince pousse un hennissement, 

le cheval de Yaga lui répond des bois, 

car ce sont des chevaux du même troupeau. 

 

MIROSLAV.

Tu connais, mon cheval, le monde de l'Au-delà.

Je crois qu'ici nous pouvons y entrer.

Resterai-je en vie, pourrai-je en ressortir ?

 

CHEVAL.

Ça, personne ne peut te le garantir.

C’est ici qu’elle demeure, Baba Yaga -

la gardienne du monde de l’Au-delà.

La première Yaga règne sur tous les rêves,

la deuxième est maîtresse des rêves ultimes,

et la plus puissante c'est la troisième -

personne ne connais l'étendu de sa force.

Je n'ai pas vu Yaga. On m'en a juste parlé :

c'est ma soeur qui la porte, cela fait deux cent ans.

Parfois elles voyagent dans les étoiles,

sinon - sous la terre ou au fond de la mer. 

Yaga est un mystère, une puissante déesse. 

Elle est seule et unique... pourtant elle est trois...

comme la trinité... cela me dépasse.

Je ne suis qu'un cheval et je n'y comprends rien.

 

MIROSLAV.

J'ai beau être prince, je ne comprend pas non plus.

 

Ô la hutte, la hutte sur les pattes de poule 

tourne le dos au bois, reste face à moi, 

laisse moi entrer... mais je reviendrai !

 

La hutte obéit, tourne le dos au bois, 

fait demi-tour et lui montre sa gueule. 

Comme un gros brochet elle avale les âmes 

et puis les recrache vers un autre monde. 

Miroslav y entre, voit Baba Yaga. 

Elle est dans son cercueil, le nez collé au plafond. 

 

BABA YAGA. 

J'ai piqué un somme, l'hiver n'est pas passé,

mais déjà faut-il que tu me déranges.

Qu’est-ce qu’il y a de si grave pour que tu me réveilles ? 

Est-ce de ton plein gré que tu te rends ici, 

ou y a-t-il un souci qui te fait venir ? 

 

MIROSLAV. 

Laisse ta couche Yaga, mets toi debout, 

fais-moi à manger, donne-moi à boire, 

je prendrai un bain après mon voyage, 

je me coucherai et je te répondrai. 

 

Baba Yaga se lève et fait comme il dit. 

Il a bien mangé, il a bu du vin, 

il a pris un bain et se couche enfin. 

Elle est à son chevet, elle écoute son récit.

 

MIROSLAV. 

Je suis fils de roi, le prince Miroslav, 

mon père m’a confié une quête ardue. 

Mes deux frères aînés s’en sont chargés avant, 

il ne reste d’eux aucune trace sur terre. 

Je dois aller mais je ne sais où, 

je dois chercher mais je ne sais quoi: 

Il me faut trouver le puits d’eau vivante, 

et cueillir les pommes de la jeunesse. 

Je te prie Yaga, de m’aider dans ma tâche, 

prête ta sage tête à mes épaules puissantes. 

 

BABA YAGA. 

Maintenant, Miroslav, il est temps de dormir.

Fais des rêves, mon prince, la nuit porte le conseil.

 

Miroslav s'endort et il fait un rêve :

une très belle fille toute lumineuse,

elle tire une épée et lui touche son coeur,

le noir se change en clairière fleurie...

 

Miroslav se réveille - Yaga n'est pas là. 

Il chevauche sans route au fond des bois. 

Son cheval enjambe sans peine les marais, 

franchit d’un seul bond les broussailles épineuses 

et arrive devant une autre hutte 

qui se tient debout sur des pattes de poule. 

Devant cette hutte il y a une clairière 

et derrière cette hutte il n’y a plus rien : 

les ténèbres noires, c’est le bout du monde. 

Au travers de l’entrée il y a Baba Yaga ; 

elle ne laisse Miroslav prononcer aucun mot. 

 

BABA YAGA. 

Cela fait trois cents ans que je dors en paix. 

On m’a réveillée, je connais ta peine. 

Tu n’as pas de temps pour te reposer. 

Ton coursier est bon, il connaît la route, 

il t’emmènera au pied d’un grand mur. 

Ne passe pas par le porche, car il y a la garde. 

Fais sauter ton cheval par-dessus le mur. 

Tu verras dans l'enceinte un vaste jardin 

qui fleurit toute l’année grâce au puits magique. 

Prend cette vieille jarre en or de soleil, 

tu la rempliras d’eau de ce puits. 

A côté, tu verras un pommier d’argent, 

celui qui porte les pommes de la jeunesse. 

Ne cueille que trois petites pommes dorées. 

Au milieu du jardin une tente est montée, 

c’est là que la Vierge Guerrière passe ses nuits 

entourée par ses douze jeunes filles chasseresses. 

N’entre surtout pas sous cette tente défendue, 

sauve-toi au plus vite, sinon tant pis pour toi.  

 

Le prince Miroslav précipite son coursier  

et il fonce au galop dans le noir. 

Le cheval enjambe les crevasses du ciel 

et franchit d’un seul bond les abîmes rougissantes. 

Voilà qu’il atteint une haute muraille : 

qui se dresse - menaçante - au milieu du néant. 

Le bas de ce mur plonge dans le brouillard, 

le haut de ce mur se perd dans les nuages. 

En-dessous du porche il y a la garde : 

trente trois géants en armure lourde. 

Le cheval du prince saute par-dessus le mur, 

Le prince met pied à terre dans un vaste jardin. 

Au milieu du jardin une tente est montée, 

devant elle il y a un vieux puits en pierre, 

au-dessus du puits un pommier se penche : 

l’écorce est en argent et les pommes sont en or. 

Miroslav se dépêche de remplir la jarre 

et de cueillir trois petites pommes dorées. 

Il est déjà prêt à remonter en selle, 

mais un désir soudain lui tourne la tête. 

Il écarte les pans de la toile blanche, 

son regard embrasse l’intérieur de la tente, 

la Vierge est étendue sur le tapis carré 

où le monde entier est brodé savamment ; 

douze jeunes filles chasseresses dorment profondément 

et leurs rêves bouillonnent telle l’eau des cascades. 

Le visage de la Vierge luit comme une lune.

Miroslav avance en somnambule, 

le coeur enchanté il se penche vers elle, 

et lui fait un baiser sans se rendre compte - 

la lumière de la Vierge peint les lèvres du prince.

Il sort de la tente en titubant, 

se remet en selle, précipite son cheval. 

Le coursier magique lui fait des reproches.

 

LE CHEVAL. 

Tu n’as pas écouté la Baba Yaga 

tu n’as pas obéi à ce qu’elle t’avait dit. 

Maintenant que tu sois rentré sous la tente 

je ne peux plus sauter par-dessus le mur. 

 

MIROSLAV. 

Ô ! mon brave cheval, céleste coursier 

veux-tu essayer de franchir le mur ? 

Si je reste ici à attendre l’aube 

je le payerai de ma propre tête. 

 

Le coursier du prince rassemble toutes ses forces, 

prend un bon recul, saute par dessus le mur, 

mais s’accroche à une pierre avec sa jambe arrière. 

Un énorme bruit réveille les alentours. 

La garde alarmée court dans tous les sens 

et la Vierge Guerrière quitte sa tente blanche. 

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

Sonnez au réveil ! Criez au voleur ! 

Réveillez-vous vite, mes jeunes filles chasseresses ! 

Faites seller les chevaux, nous allons chevaucher 

à la poursuite de l’intrus nocturne. 

 

Le cheval du prince court à toute allure 

et balaye ses traces de sa longue queue. 

Mais derrière on entend le galop de la chasse. 

L’hallali des chasseresses se fait toujours plus proche. 

Miroslav atteint la hutte de Yaga, 

A peine est-il parti que les chasseresses arrivent. 

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

N’as-tu pas vu Yaga, une bête par ici ? 

Nous sommes à la recherche du prince en fuite. 

 

BABA YAGA. 

Ça fait un moment que je dors en paix, 

je n’ai vu personne passer par ici. 

Rentre Vierge Guerrière, sois la bienvenue, 

veux-tu bien boire le lait de ma jument ? 

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

Nous n’avons pas de temps pour nous arrêter, 

cela prend du temps que de traire une jument. 

 

BABA YAGA. 

Veux-tu décliner mon invitation ? 

Mépriserais-tu mon simple repas ? 

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

Ne sois pas fâchée, Baba Yaga, 

qui est digne de respect si ce n’est toi ? 

Cela me fait honneur d’être invitée. 

C’est avec plaisir que je goutterai le lait. 

 

Baba Yaga se met à traire une jument, 

elle prend tout son temps, ne se dépêche pas. 

Voilà enfin qu’elles boivent du lait, 

elles discutent, puis la Vierge prend congé. 

Pendant tout ce temps le prince chevauche. 

Son cheval balaye ses traces de sa queue. 

Mais on entend derrière sonner les cors de chasse. 

L’hallali des chasseresses se fait toujours plus proche. 

Le prince atteint l'autre hutte de Yaga.

Il est en sueur, son cheval est en écume.

 

MIROSLAV. 

Je suis fou, Yaga, je fuis une fille

comme si c'était un horrible dragon.

 

BABA YAGA. 

Il y a peu de dragons aussi dangereux qu'elle.

Tu serais vraiment fou de ne pas la fuir.

Quand elle est fâchée c'est la mort assurée.

Sauve-toi au plus vite dans ton monde à toi.

Là elle ne peut pas respirer longtemps

tu auras une chance de rester en vie.

 

MIROSLAV. 

Je ne fuirai plus, je l'attends ici.

J'accepte de sa part tout ce qu'elle me prépare :

soit ses lèvres chaudes, soit sa dague froide.

Qu'elle transperce mon coeur. Elle l'a déjà fait.

 

BABA YAGA. 

J'attendais, j'avoue, une telle réponse.

Prends ton bon cheval, rentre dans ma hutte,

aussi loin que tu peux fonce dans la prairie. 

Ni la terre des hommes, ni la terre des esprits,

la frontière sera votre terre à deux.

Et moi, j'essaye de te gagner du temps. 

Quand le disque solaire touchera l'horizon 

et jusqu'au moment où il s'en ira,

ce sera pour toi le temps propice

pour te tenir face à la Vierge Guerrière.

Et après, dans le noir... je ne peux pas savoir

quel est ton destin. Peut être vivras-tu...

                 2.

Miroslav chevauche dans la hutte de Yaga

à travers la prairie qui sent l'herbe amère. 

Les chasseresses dehors cherchent partout ses traces, 

elles demandent à Yaga si elle a vu le prince. 

 

BABA YAGA. 

Cela fait un moment que je dors en paix, 

je n’ai vu personne passer par ici. 

Rentre Vierge Guerrière, sois la bienvenue, 

veux-tu bien manger le pain de mon four ?

 

Baba Yaga va pétrir la pâte, 

elle prend tout son temps, ne se dépêche pas. 

Voilà enfin qu’elles mangent du pain, 

elles discutent, puis la Vierge prend congé. 

Pendant tout ce temps le prince chevauche. 

Son cheval balaye ses traces de sa queue. 

Mais on entend derrière le galop de la chasse. 

L’hallali des chasseresses se fait toujours plus proche. 

 

Une des chasseresse, excitée par la course,

crie à la Vierge Guerrière en brandissant son arc.

 

CHASSERESSE.

Veux-tu patronne, que je décoche une flèche ?

Toute cette cavalcade sera vite finie.

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

Non ! Ne pense même pas ! Ecoutez moi toutes !

Je vous interdis de m'abimer le prince !

 

CHASSERESSE.

Pourquoi alors le poursuit-on ?

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

Ce n'est pas ton affaire... je... les dieux le veulent ...

ou... peut être que... j'ai juste aimé son baiser.

 

La prairie s'assombrit. Un énorme soleil, 

mais très pâle, mat et jaune a touché l'horizon.

Miroslav, décidé, pas encore décédé, 

arrête son cheval, attend les chasseresses.  

Elles l'encerclent. La Vierge lui lance des reproches.

 

LA VIERGE GUERRIÈRE. 

C’est toi voleur, visiteur nocturne ! 

Tu as bu à ma source sans ma permission ! 

Ce n’est pas des pommes, ni de l’eau vivante, 

je te parle du baiser que tu m’as volé. 

Tu es fils de roi, tu es fier de toi, 

mais devant moi tu es un poupon. 

Tu m’avais défiée pendant mon sommeil, 

sois-tu en mesure de tenir le coup ? 

Tu marches sur la terre comme tous les mortels 

et ignores la force qui te fait marcher. 

Il y a peu de choses en ton pouvoir, 

ne serait-ce que de ne pas te fouler le pied. 

Qu'on apporte des lances et des boucliers,

nous allons discuter sans gaspiller les mots.

 

Elle se rue sur le prince à plusieurs reprises 

mais n’arrive point à le désarçonner. 

Leurs lances sont fendues, leurs épées s’émoussent. 

Ils descendent de cheval pour lutter corps à corps. 

Ils luttent toute la journée. Le prince ne cède pas. 

Le soleil s'en va - il se foule le pied 

et il tombe par terre comme un petit poupon. 

La Vierge s'approche de lui dans le noir

seul son visage brille... et aussi sa dague...

et sa lumière sur les lèvres de Miroslav.

L'aube de steppe arrive en parfum des herbes,

les abeilles bourdonnent sous l'immense soleil.

La prairie se remplit des voix des oiseaux,

comme si le soleil amenait leurs chants.

Miroslav et Guerrière se réveillent sur l'herbe

serrés l'un contre l'autre avec un sourire.

 

MIROSLAV.

Je me pose, ma chère, une petite question...

Dis, "la vierge guerrière" est-ce vraiment ton nom ?

Mais si non, comment puis-je t'appeler ?

 

Elle pouffa, le rire éclaira ses yeux.

 

VIERGE GUERRIERE.

Effectivement, "Vierge" n'est plus d'usage

et juste "la Guerrière" - ce n'est pas un nom.

Il est temps de te dire comment ma mère m'appelait,

Miroslav, chéri, mon prénom c'est Lune.

 

Les filles leur montent une tente près du ruisseau 

et tressent deux couronnes de fleurs des champs. 

Leurs fiançailles dans les steppes duraient trois jours. 

Le vent nous relate comment ils chantaient, 

l’herbe nous relate comment ils dansaient, 

pour le reste, la nuit ne nous raconte rien. 

Au bout de trois jours Lune selle son cheval, 

elle embrasse le prince et lui donne un conseil : 

 

LUNE LA GUERRIERE.

A présent ta quête est presque accomplie, 

vas directement à la cour de ton père, 

portes lui les pommes d’éternelle jeunesse 

et l’eau vivante qu’il t’avait demandé. 

Ne t’écartes pas du chemin, ne fais aucun détour, 

rentre chez toi et attends-moi. 

Il me faut aussi finir quelque chose.

En automne je viendrai te rejoindre. 

 

Le prince Miroslav fait le chemin de retour. 

Voilà qu’il arrive vers la pierre fatidique 

au croisement des trois chemins.  

Un vilain chagrin lui ronge le cœur. 

 

MIROSLAV. 

Comment puis-je revenir à la maison, 

sans avoir retrouvé mes frères bien-aimés. 

Sur la route de droite je perdrai mon cheval...

Mais on ne me dit pas qu'est-ce que j'ai à trouver.

Pardonne-moi mon cheval, il nous faut y aller.

Je ne t'abandonne pas, je serai avec toi.

 

CHEVAL.

Je sais que tu seras là, ce n'est pas ce qui m'inquiète. 

Tu n'en fais qu'à ta tête, n'écoutes pas les conseils.

Mais bon, à toi de voir. Je ne suis qu'un cheval.

On s'engage sur cette route et que Dieu nous protège.

 

Le silence profond règne dans la vallée, 

ni la brise ne souffle, ni l’oiseau ne chante. 

Une rivière serpente à travers le chemin, 

les roseaux noirs bordent la rivière, 

les canards dorés dorment près de l’eau. 

Rien ne bouge ici, pas même les nuages. 

Sur l’autre rive on voit un pré, 

l’herbe y est drue comme nulle part ailleurs. 

Le cheval s'incline amicalement 

et dit à Miroslav avec tristesse : 

 

LE CHEVAL. 

C’est le temps mon prince de se dire adieu,

c'est ce que nous disait la pierre fatidique.

Enlève moi la bride, laisse-moi partir, 

sur l'autre rive. Tel est mon désir. 

J’étais pour toi un serviteur habile, 

un coursier rapide, ton fidèle ami. 

Ne m’en veux point : je ne puis plus rester : 

mon troupeau m’appelle, ils me manquent beaucoup. 

 

Le cheval tend le cou, boit l'eau de la rivière, 

saute sur l’autre rive, broute de l’herbe verte. 

Aussitôt il commence à se noyer 

dans les herbes drues, dans la terre noire. 

L'hennissement des chevaux accompagne son retour.

Le prince reste seul, la bride dans la main. 

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup quand on abat du chemin. 

Voilà le prince revient sur ses pas 

et regagne le carrefour des trois chemins. 

Il prend la route qui prédit les noces 

pour chercher ses frères qui ont disparu. 

Au bout de la route se dresse une tourelle 

à coupole dorée, à l’entrée ajourée. 

Au milieu de la cour il voit deux coursiers 

l'un est bai d'Igor, l'autre - gris de Ivan.

A coté des chevaux une beauté l’attend, 

lui ouvre les bras, court à sa rencontre : 

 

LA BEAUTÉ. 

Sois le bienvenu, gentil pèlerin, 

aie pitié de tes pieds, viens te reposer. 

Chez moi on trouve ce que l’on désire, 

hors de ma maison il n’y a rien de bon. 

 

Miroslav reste calme comme si de rien n'était, 

suit la beauté, s'assoit à sa table. 

Il reste prudent et ne mange rien, 

ne boit pas le vin, verse tout sous le banc. 

Elle écarte devant lui les rideaux de l’alcôve, 

et l’invite à coucher dans son lit d’amour. 

Le prince pousse la beauté sur son propre lit, 

et elle s'écroule dans les oubliettes. 

Sous la couche traîtresse Miroslav découvre 

un piège mortel et le conjure : 

 

MIROSLAV. 

Je t’ordonne fosse, tombeau ouvert 

par les trois Yaga, par la forêt noire, 

par l’obscurité où il n’y a plus rien, 

par la rivière Silence et par Lune la Guerrière, 

si tu as englouti mes frères aînés, 

rends-moi leurs corps ! Laisse les ressortir ! 

 

Sortent de la fosse, du brouillard fétide 

son grand frère Ivan, son frère Igor. 

Leurs regards sont ternes, leurs lèvres - noires, 

la terre moite transsude de leurs visages. 

Mais pire encore, leurs regards sont mauvais,

comme si la sorcière avait bu leurs âmes.

 

LE PRINCE IVAN. 

Bonjour Miroslav. Comment va ta vie ?

 

LE PRINCE IGOR. 

Tu es bien en forme, tu es plein de vie.

 

Miroslav les mène sous le soleil, 

il lave leurs visages avec de l’eau vivante. 

Ils deviennent comme avant... presque comme avant...

mais pas tout à fait... enfin, pas vraiment.

Quand leurs chevaux les voient, ils prennent peur et se cabrent,

ils arrachent les brides et s'enfuient au galop.

Les frères marchent à pied sans se dire un mot. 

Ils s’arrêtent au croisement des trois chemins, 

s'assoient par terre à côté de la pierre. 

Miroslav s’endort, ses frères ne dorment pas. 

Au couché du soleil ils se mettent à parler. 

 

LE PRINCE IVAN. 

Notre frère cadet a réussi la quête. 

C’est lui qui aura la faveur du roi, 

tout l’honneur est à lui, à lui toute la gloire. 

Nous serons toujours dans les oubliettes. 

 

LE PRINCE IGOR. 

Tu vois ce puit derrière la pierre, 

si on y basculait notre Miroslav ? 

Prenons son butin - les pommes de la jeunesse 

et l’eau vivante - portons les au roi. 

Pour que notre père soit bienveillant 

et nous lègue sur le champ la moitié du royaume. 

 

Ils surprennent Miroslav pendant son sommeil 

et déchirent leur frère comme des bêtes sauvages. 

Ils le jettent dans la crevasse morceau par morceau 

et se mettent en route vers la cour de leur père. 

Ils marchent la nuit sur les chemin déserts 

et pendant le jour se cachent dans les bois. 

Seule la brume les regarde ; seul le hibou hulule ; 

seules les meutes des loups hurlent après eux. 

              3.

Le corbeau noir, oiseau fatidique 

qui était perché sur la pierre tombale, 

avait vu la mort du prince Miroslav. 

Il fait tomber une plume légère. 

Aussitôt le vent se met à souffler 

et emporte la plume sur ses ailes rapides. 

Au bout du chemin où on perd les chevaux, 

sur l’autre rive de la rivière Silence, 

au fond de la terre, sur l’envers du pré 

le troupeau magique broute les racines de l’herbe. 

Les crinières s’étalent comme des nappes de brume, 

les sabots lunaires ne font aucun bruit. 

Dans le crépuscule, sur un tumulus 

un vieux chêne se dresse et surveille la plaine.  

Le chêne étire ses branches, se dégourdit le tronc, 

se transforme en vieillard à la barbe blanche. 

Il ramasse la plume, écoute son message 

et sort une pièce d’argent de sa besace. 

 

LE VIEILLARD. 

Tu n’as pas pris garde, ô prince Miroslav, 

je vois ton argent devenir tout noir : 

il est arrivé un grand malheur, 

tu as été trahi et mis à mort. 

 

Le vieillard enfourche son cheval tout pâle 

et ils disparaissent en un clin d’œil. 

La chute de Miroslav au fond de ce puit 

a duré trois jours et trois nuits. 

Il est tombé sur un roc au milieu des vagues 

qui dansent comme des flammes, hurlent comme des loups. 

Il n’y a rien autour à part l’océan, 

il n’y a rien en haut - le vide, le noir. 

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour accomplir la quête. 

 

Le corps déchiré du prince Miroslav 

restait étendu sur le roc noir 

et son cœur gisait sur la pierre froide 

pendant très longtemps ou pas si longtemps ; 

l’océan qui gronde ne compte pas le temps. 

Ce n’est pas à l’aube, car il n’y a pas de soleil, 

juste au bon moment entre deux orages 

quelque chose s’approche à travers le ciel. 

Ce n’est pas la brume qui vole dans les airs, 

ce sont les crinières qui flottent dans le noir ; 

ce ne sont pas des lucioles, ni des étoiles,  

mais des poils miroitant sur les flancs des chevaux. 

Un coursier sans selle porte un vieillard 

à la barbe blanche qui traîne dans le vent.

Richement harnaché, en caparaçon blanc,

l'autre cheval est monté  par Lune la Guerrière.  

Ils s’arrêtent sur le roc près du corps du prince. 

Le vieillard arrose avec de l’eau morte 

les dépouilles du corps déchiré en morceaux. 

Aussitôt les morceaux se ressoudent entre eux,

les vilaines cicatrices se lissent et s'effacent.

le carnage se transforme en une mort correcte

le prince est allongé comme s'il dormait. 

Le vieillard l’arrose avec de l’eau vivante - 

Miroslav gémit, commence à respirer. 

 

Tout à coup les éclairs déchirent l'alentour,

l'océan s'affole dans les tourbillons.

Au dessus des vagues les paupières des nuages 

ouvrent les yeux de Yaga - gigantesques et pâles.

Lune la Guerrière du fond de son coeur 

dit une oraison à la grande déesse : 

 

LUNE LA GUERRIERE

Je te prie Yaga, laisse le repartir

ce n'est pas son destin de mourrir ainsi.

Tu le sais toi-même : tu l'avais fait entrer.

Je m'occupe de son âme, je la chérirai

qu'il revive pleinement, pas comme ses deux frères.

 

BABA YAGA.

Qu'il en soit ainsi. Permission accordée.

Mais laisse-le achever son long voyage,

et s'il réussit, tu l'auras de nouveau.

Quitte le maintenant, rentre chez toi.

 

Miroslav se réveille, s'asseoir sur une pierre.

 

MIROSLAV. 

Qu’est-ce que j’ai dormi profondément, 

j’ai fait des rêves à couper le souffle, 

mais de ce qui s’est passé je ne me souviens pas. 

 

Tout d’un coup l’océan se remet à gronder, 

le ciel jette des éclairs et l’orage s’abat. 

Miroslav voit dans un creux du roc 

un gros nid avec trois oisillons. 

On dirait des aiglons, tout petits, sans défense. 

Le vent les torture, les vagues les menacent, 

Miroslav s’approche, il en a pitié. 

Il s’allonge sur le creux, le couvre avec son corps 

et protège les petits du terrible orage. 

Les rafales jettent les pierres, c'est le dos du prince

qui prend tous ces coups à la place des aiglons. 

Le vent s’affaiblit, les vagues se retirent, 

la tempête s’en va et le ciel se calme. 

Une créature, l’Oiseau Nagaï 

vient chercher ses petits et voit le prince. 

 

L’OISEAU NAGAÏ. 

Soit béni, humain, prince Miroslav. 

Toi, qui a protégé mes oisillons, 

Demande-moi de l’or et je te le donne ; 

ou des pierres précieuses qui demeurent dans la terre. 

 

MIROSLAV. 

Je ne veux point ni argent, ni or. 

Ne soit pas fâchée, Oiseau Nagaï, 

j’ose te demander en revanche un service : 

veux-tu m’emporter vers ma terre natale ? 

 

L’OISEAU NAGAÏ. 

Dis adieu au noir de l'éternité,  

je te porterai vers le ciel des humains. 

Mais prépare-moi deux cent livres de viande ; 

tu vas me nourrir au long du voyage. 

 

Le prince fait une fronde avec sa ceinture

et va au hasard, chasser sur la grève.

la côte est déserte, les rochers sont vides.

Il n'y a pas de gibier, il n'y a rien à chasser. 

Miroslav marche longtemps. A moitié endormi 

il arrive devant une vaste caverne.

Il y rentre et voit un charnu Béhémoth

qui secoue les cornes et avec ses griffes

creuse le dur granit conne si c'était du sable. 

Dans les trous sous les pierres il attrape les serpents

et les dévore, se moquant du venin. 

Avec ses crocs acérés il saisit deux serpents :

l'un est gris pommelé et l'autre est bai.

Miroslav s'approche. Béhémoth lève la tête - 

à la place de la gueule il a un miroir

dans lequel le prince voit son propre visage

déformé par la haine, au regard cruel.

Ebahi d'abord, il se reprend,

tournoie sa fronde et achève Béhémoth.

Réveillé debout devant le gibier

il tire son couteau et dépèce la bête,

enveloppe dans la peau les morceaux de viande

et la met sur le dos de l’Oiseau Nagaï. 

Il l’enfourche ensuite, s’agrippe à ses épaules. 

L’Oiseau Nagaï monte toujours plus haut, 

ses deux ailes géantes coupent le chemin aux vents, 

son bec aiguisé déchire les nuages. 

Dès qu’elle tourne la tête et pousse un cri aigu 

Miroslav lui jette un morceau de viande. 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour traverser le monde. 

Miroslav reconnaît au-dessous des nuages 

les forêts et les fleuves de sa terre natale. 

L’Oiseau Nagaï tourne la tête vers lui 

mais il n’y a plus de viande pour la nourrir. 

Miroslav dégaine son couteau de chasse, 

coupe un bon morceau de sa cuisse droite 

et le jette dans la gueule de l’Oiseau Nagaï 

qui le ramène chez lui et le pose à terre. 

 

L’OISEAU NAGAÏ. 

Tu m’as bien nourrie, prince Miroslav, 

mais le dernier morceau était le meilleur. 

A présent ton désir est accompli,  

je te dis adieu, cet air est lourd pour moi. 

 

MIROSLAV.

Grand merci, Nagaï, bon retour à toi

mes salutations à tes oisillons.

 

OISEAU NAGAÏ.

Mes enfants grandiront, apprendront à voler,

tu auras, mon prince, des amis chez nous.

 

Elle poussa un cri et s'envola 

en battant les nuages de ses ailes géantes.

 

Miroslav s'approche de la porte de sa ville 

et voit deux flèches indiquant la route :

la principauté de grand Ivan, 

la principauté de grand Igor.

L’âme tumultueuse, la tête penchée 

Miroslav ne va pas à la cour de son père ; 

il se met à trainer dans les tavernes 

et noie son chagrin dans le vin amer. 

Avec les gueux et les vagabonds, 

il court les gargotes, dort dans les caniveaux

et dans son chagrin il apprend des choses, 

mais personne ne se doute de ses origines. 

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour accomplir la quête. 

 

Une fois à l’aube, au point du jour 

la poussière des steppes recouvre l’horizon, 

les sabots des chevaux font trembler la terre 

et une grande armée encercle la ville ; 

douze filles chasseresses devancent les troupes 

et Lune la Guerrière chevauche à leur tête. 

 

LUNE LA GUERRIÈRE. 

Qu’on me monte une tente face aux portes de la ville,

qu’on recouvre la route par des tapis précieux. 

Qu’on annonce au roi que je ne suis pas 

son ennemie mortelle, mais une créancière. 

Qu’il envoie chez nous son ambassadeur, 

que ce soit son fils qui a dérobé 

dans mon jardin les pommes de la jeunesse ; 

qui est ravisseur de l’eau vivante. 

Nous allons le régler une fois pour toutes. 

S’il n’est pas chez moi au coucher du soleil 

je ferai brûler toute la capitale. 

 

Le roi appelle ses deux fils aînés 

pour bien réfléchir de cette ambassade. 

Aussitôt les princes Ivan et Igor 

se mettent à nier qu’ils soient en cause. 

 

LE PRINCE IVAN. 

Je n’ai jamais été dans ce jardin. 

 

LE PRINCE IGOR.

Ni moi, non plus, je n'ai rien volé.

C'était Miroslav, à lui est la faute. 

 

LE PRINCE IVAN. 

Nous l’avons puni, nous l’avons tué. 

 

LE ROI. 

Traitres ! Tout ce temps vous m'avez menti !

C'est lui le prince de droit divin.

Décampez d’ici, infâmes saligauds, 

que le déshonneur vous devance partout. 

Si je vous revois encore une fois, 

vous serez sur le champ condamnés à mort ! 

Moi, je vais aller payer pour Miroslav.

Comme c'est de ma faute, c'est mon ambassade. 

Y a-t-il un défi que j’ai jamais fuit ? 

Qui peut dire que le roi est quelqu’un de lâche ? 

 

Il se rend dans le camp de la Vierge Guerrière, 

il y trouve l'accueil qui convient à un roi.

 

LUNE LA GUERRIERE.

Votre majesté, je vois que mes pommes

vous ont fait du bien et cela me ravit.

Vous êtes plein de force, on dirait un jeune homme -

plus personne n'osera inquiéter vos frontières.

Grâce à Miroslav, son valeur et courage.  

nous devons tous les deux le récompenser.

J'emmène un renfort pour votre armée,

ils sont bons guerriers, tout à fait comme vous.

Sauf votre respect, même parmi vos meilleurs

il n'y a pas de pareil, à part Miroslav.

Avec vous à la tête ils feront des merveilles.

Ah oui, à propos - ils sont immortels.

 

Ils sortent de la tente - quel étonnement :

un copieux festin est déjà préparé, 

les hôtes sont debout devant les longues tables. 

Tout le monde regarde le chemin désert ; 

là un homme errant piétine la poussière. 

Il marche lentement, il boitille un peu. 

Ce n’est pas un cortège qui l’accompagne, 

les oiseaux du ciel à qui il donne des miettes. 

Il s’approche et s’incline devant le roi,

devant Lune la Guerrière et la noble assemblée. 

 

MIROSLAV. 

J’étais trop loin, là, où on n’est pas bien 

et de si loin personne ne revient. 

Je boitille un peu de mon pied droit, 

comme je suis tombé lors de mes fiançailles. 

Il y a peu de choses en mon pouvoir, 

ne serait-ce que de ne pas me fouler le pied. 

Je te remercie, Lune, ma bienaimée,

dans le noir glacial tes yeux m'éclairaient.

 

Lune l'embrasse tendrement, le prend par les mains, 

met sur ses épaules un manteau royal. 

Miroslav prend sa place à la tête de la table

entre Lune et son père. Et la fête commence.  

 

Il faut peu de temps pour narrer le conte, 

il en faut beaucoup pour un bon festin. 

On chanta, on dansa dans toute la ville 

et dans chaque village de ce pays. 

J’y fus aussi, moi, buvant du bon vin 

jusqu'à tout finir... comme notre conte.

 

© Vladimir ANT

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